Florence Aubenas raconte les événements du 5 janvier 2005, jour de son enlèvement
Par Florence AUBENAS
LIBERATION
Voilà, je voulais juste dire qu'on a choisi, comme ça, spontanément en arrivant dimanche, de faire une conférence de presse avec tout le monde aujourd'hui pour ne pas qu'il y ait justement de course à l'exclusivité, qu'il n'y ait pas quelqu'un plutôt que l'autre. Même dans «Libération», on ne voulait pas s'approprier un récit qui appartient à nous tous. Il appartient à nous, parce que je crois qu'il y a eu, pendant que je n'étais pas là, la plupart des gens m'ont raconté, qu'il y avait eu un grand élan de solidarité, un travail mis en commun dans la presse, je voulais que cet état d'esprit reste, et demeure aujourd'hui. Qu'il n'y ait pas une course à qui, à quoi, c'est pas du tout le but, c'est pas le propos. C'est une histoire qui nous concerne tous, et pas simplement moi. C'est pour cela qu'on a voulu le faire de cette façon là.
L'autre chose, ce dont on va parler aujourd'hui. Je me doute bien que vous avez tout un tas de questions diverses, mais moi ce que je peux vous raconter: j'ai été enfermée dans une cave pendant cinq mois. Donc, je peux vous raconter cette cave, ce qui s'est passé en dehors et tout un tas d'autres sujets, je ne les connais pas. Je n'ai pas fait une enquête pendant cinq mois sur la résistance irakienne, sur les moudjahidins, sur les autres prises d'otages, ou sur les services secrets français. Je vais vous parler d'une cave, je vais vous raconter cinq mois d'otage, et pas autre chose, j'espère que vous comprendrez que quand il y a des lacunes dans mon récit, il ne s'agit pas de cacher quelque chose, il ne s'agit pas d'essayer de gommer des aspects, il s'agit avant tout de raconter une vie d'otage avec ce que j'en connais.
Je vais vous donner un exemple, les gens qui m'arrêtent dans la rue, ou mes parents, ou d'autres personnes, me parlent de rançons: «bien évidemment il y a une rançon». Et moi je serais de l'autre côté je dirais: «bien évidemment, il y a une rançon». Moi, on ne m'a jamais parlé d'argent. Tout ce que je peux vous dire, c'est que moi, on ne m'a jamais parlé d'argent. Ca ne veut rien dire d'autre que ça. Et mon témoignage aura cette limite-là. Et j'espère que vous la comprendrez, il ne s'agit pas d'entretenir des zones d'ombre ou au contraire, de faire des mystères, et des airs entendus, c'est pas du tout le but. Le fait de me présenter devant tout le monde comme ça, j'espère que ça sera compris aussi dans cet état d'esprit.
Ce que je vous propose, la façon faire, qui me paraît plus simple.
Je suis désolée, j'ai la voix cassée, parce que je n'ai pas parlé pendant cinq mois, là j'ai repris mon niveau normal, c'est-à-dire parler tout le temps! Pour ceux qui me connaissent! Du coup les cordes vocales se remettent en service.
Ce que je vous propose, si vous n'en êtes pas d'accord, poussez un hurlement, je vous fais confiance! C'est de vous faire un récit un peu chronologique des choses et après ça d'en venir aux questions. Ca me semble la façon la plus facile de procéder comme ça, ça donne un cadre général, et voilà...
Ça commence le 5 janvier, je pense que tout le monde l'a en tête. Avec Hussein on avait décidé de faire un sujet sur El Falloujah, qui est donc cette ville qui a été détruite après un siège américain, en novembre. Tous les habitants ont fui, la ville était fermée, à cette époque là. Il était hors de question d'y aller, juste parce que la bretelle d'autoroute, on se fait enlever, on avait décidé de suivre les consignes de sécurité et d'y obéir. Donc, a appris l'existence d'un camp d'une cinquantaine de tentes à l'université de Al Jadriya, en plein centre de Badgad, dans un lieu, nous semble-t-il, sûr.
Hussein, qui est donc notre accompagnateur, je ne sais pas quel terme on peut employer, fixeur, si on veut, irakien. Hussein travaille avec Libération, depuis un an et demi avait de très bon contact auprès de ONG en Irak, c'est par lui que nous sommes passés. On a pris rendez-vous auprès de ce camp de réfugiés, on est arrivé le 5 au matin, à 10 heures, et on était bloqués à l'entrée. Des gardes de l'entrée de l'université, il y avait cinq ou six gardes irakiens, nous ont demandé la carte grise du véhicule, qu'ils nous rendraient à la sortie. Là évidemment Hussein a râlé, il râle tout le temps! Il a dit: “ah oui, c'est compliqué, comment on va faire”, bref, on a parlementé. Pendant ce temps, les gens avec qui on avait rendez-vous nous appelaient sur le portable en disant: “alors qu'est-ce que vous faites, on vous attend”. On a laissé la carte grise, on est rentré. On a fait nos interviews, on passait de tente en tente, en demandant, on travaillait dans le cadre des élections qui ont eu lieu un peu plus tard, Des élections générales. On demandait aux gens s'ils allaient voter, pas voter.
On a travaillé comme ça jusqu'à vers 16 heures. Pourquoi 16 heures? Honnêtement, parce que de nouveau on s'est dit: il y a des consignes de sécurité, on ne veut pas se faire enlever. Il faut rentrer avant la nuit. La nuit tombant vers 17 heures, on a arrêté les interviews vers 16 heures. On a été bloqué parce qu'il fallait sortir par la même sortie, puisqu'on avait laissé la carte grise. Il y a plusieurs sorties. Et de nouveau Hussein, s'est mis à râler: “C'est pas bien, on tombe dans les embouteillages...”.
Pendant qu'il démarrait, je monte dans la voiture, j'ai appelé le journal, et c'est moi qui me suis mise à râler aussi. Il était 16 heures à Badgad, c'est-à-dire 14 heures à Paris, et j'arrivai à avoir personne: Ils étaient tous à table! Hussein râlait avec les gardes pour avoir la carte grise, moi je râlais avec le journal en disant: évidemment, ils ne sont pas là! je butais sur le standard. On a fini par sortir, la voiture roulait au pas, il rangeait la carte grise dans sa poche etc... quand une voiture nous a bloquée, quatre types avec des petites armes de poing sont sortis: ils nous ont dit: “montez dans notre voiture”.
Le téléphone sonnait toujours au standard, j'ai raccroché! je me suis retournée, il y avait les gardes de l'université, qui venaient de nous rendre la carte grise, qui étaient là, à deux mètres. J'ai croisé leur regard, j'en ai regardé un, il était assis. Il était assis sur un fauteuil: il ne s'est pas levé, il m'a fait: (une mimique). On est parti dans la voiture et les types qui nous enlevaient, usaient dès le début d'un procédé qu'ils vont user tout au long de cette prise d'otage. Plutôt que de nous dire: “voilà, on a des armes, si vous bougez, on vous met une balle dans la tête”. Ils ont davantage choisi un argument psychologique. “Voilà, nous suspectons - vous allez voir la ficelle - nous suspectons Hussein de nous avoir volé de l'argent. On va vérifier si c'est bien lui, voir comment il peut nous rendre cet argent, si c'est pas lui, dans deux heures, vous êtes dehors, et vous aurez bu un coca à la maison”. Moi, j'ai tout de suite compris qu'on était enlevé, et c'était une façon de nous dire, sans menace, en utilisant un argument psychologique, et non pas un argument de force, de ne pas bouger de la voiture, les portières n'étaient même pas verrouillées. On avait, évidemment, un pistolet sur la tempe, c'est vous dire qu'ils étaient assez sûrs d'eux.
On est arrivé dans cette maison, la première maison, dans Badgad. Là, il y avait sur un lit, un jeune garçon, à mon avis il n'avait pas 18 ans, et qui nous a fait asseoir et qui a dit: “voilà, on vérifie”. Au bout d'une demi-heure, Hussein lui a dit, il a râlé: “alors, c'est pas fini les vérifications!”. Le type a dit: “si, c'est fini”. Hussein a dit: “Quelle est notre situation?” Le type lui a répondu: “Ben, tu as pas une idée? Vous êtes kidnappés”. Là-dessus, ils m'ont ligoté, ils m'ont emmené ailleurs, et ils se sont tournés vers moi, et m'ont montré Hussein, et ils m'ont dit: “dis-lui au revoir”. Là dessus, on a été séparés immédiatement, presque tout de suite, j'ai été transférée dans une première maison pour la nuit, puis dans une seconde, le lendemain matin, assez rapidement.
A partir de là, dans cette seconde maison, il y avait tout de suite une espèce de mise en condition, ils m'ont enfermée dans une pièce et m'ont dit: “Voilà, tu enlèves tous tes vêtements et tu mets ça”. C'était un survêtement, sur le devant, j'y ai vu un signe moyen, il y avait écrit Titanic! (rires). J'ai les mains attachées, un bandeau sur les yeux, ils m'ont fait descendre dans une cave, ils m'ont désigné un matelas qui était au sol, et ont dit: “c'est ta place”. Je me suis installée là, et pour moi, le soupirail s'est refermé.
Je vais un peu vous décrire les lieux. C'est une cave, à force d'y rester, je vous en fais un descriptif, même si, pendant cinq mois, j'ai gardé un bandeau sur les yeux, je la connais bien finalement. C'est 4 mètres de long, 2 mètres de large, et en hauteur, on ne peut pas tenir debout, c'est à peu près 1,50 mètres. Il n'y a pas de lumière, c'est entièrement sombre, noir, complètement noir, pas un bruit. J'entendais juste, c'était l'hiver, j'entendais juste les gouttes qui tombaient des tuyaux rouillés qui formaient le plafond. La seule lumière qu'il y avait, c'était une lueur, qui était une petite lampe dans une bouche d'aération changeait d'air, l'oxygène de la cave, puisqu'il n'y avait ni fenêtre, ni ouverture. Là, pour moi, quand je me suis retrouvée dans cet endroit, pour moi, c'était inimaginable, d'une certaine façon heureusement, que j'allais passer cinq mois là, sans jamais en sortir, enfin sans jamais en sortir, sans jamais être transférée ailleurs.
Très souvent, dans les histoires d'otages, et moi-même j'en ai suivi comme journaliste, les gens sont souvent transférés d'un endroit à un autre, au gré d'impératifs qu'ils ne connaissent pas toujours. Là, je ne devais quitter cet endroit. Pour moi, à ce moment là, l'endroit me paraît tellement contraignant, tellement inimaginable par rapport à ce que je connais de conditions habituelles de rétention d'otages, que je me suis dis: voilà, il y a deux solutions, personne ne m'avait dit à qui j'avais affaire, quel était le nom du groupe, de quoi il s'agissait. Je me suis dis, on n'est pas optimiste dans ces cas-là, je me suis dis, je suis dans une antichambre. Et c'est l'antichambre ou d'une exécution, ou d'un transfert ailleurs. J'ai remâché ces deux possibilités, au cours de la journée et des deux jours suivants. Ça a toujours été un peu ça: une heure je pensais, je vais être transférée ailleurs. Je voyais une grande pièce blanche, avec des bruits de la rue qui montraient doucement du dehors, quelque chose! Et d'autres moments: bon c'est sûr, on est à l'approche des élections, ils vont vouloir faire un exemple, ils vont me sortir de là et dire, voilà on va te mettre une balle dans la tête sur Internet. C'était, suivant les heures, je passais de l'un à l'autre.
Au bout de deux jours, je suis dans cette pièce, pieds et mains liés, toujours. On les dénoue que pour aller, deux fois par jours, aux toilettes. Le reste du temps, vous avez le matin, un sandwich avec un oeuf dur, le midi une assiette de riz. La première fois, ils ne me détachent pas les mains, je me suis dis, je vais montrer comment une femme française se tient à table! J'avais les mains, les yeux bandés, on me tend une assiette de riz. Je dis, “non merci, détachez-moi les mains”. Le type, évidemment, ricane, pose l'assiette par terre. Je me dis: ils vont bien voir. Je ne touche pas à l'assiette. Le lendemain, je peux vous dire, j'ai fait comme j'ai pu, et j'ai mangé le riz, j'avais compris qu'ils ne me détacheraient pas les mains.
Le jour suivant, c'était le 8 janvier, ils m'ont sorti de la cave, et à ce moment là, ils m'ont expliqué: à partir de maintenant, tu vas t'appeler Leïla, tu ne répondras plus qu'à ce nom, et tu ne parleras plus que quand un garde t'adresse la parole. Vous me parler là? Oui. Bon d'accord. J'ai eu la perception que j'étais installé au milieu d'un cercle d'une dizaine de personnes, et qu'il s'agissait d'une sorte de procès. Les questions ont commencé, le son des voix, c'était des voix assez âgées, de personnes, de vieillards, assez solennelles...
«La vie dans une cave, c'est très long à vivre et très court à raconter»
Les questions ont commencé... C'était des voix assez âgées, des voix de vieillards, des voix assez solennelles. Les questions c'était : «Que pensez-vous de l'attitude de la France en Algérie ?» J'ai été surprise. Ensuite : «Que pensez-vous de la question palestinienne ?» Ensuite... qu'est-ce que je pensais de la présence américaine en Irak. C'était des questions très vagues que me posaient ces personnes âgées. Evidemment les questions et les réponses étaient faites par le truchement d'un interprète.
Au bout d'un moment, j'ai entendu une autre voix qui m'a dit : «Voilà, on va parler d'autres choses maintenant.» J'ai demandé : «Qui est cette personne ?» Le traducteur m'a répondu : «C'est the Boss». Il m'a dit : «Vous êtes là pour quoi ?» J'ai dit : «Je suis journaliste, il y a des élections, et puis il y a pas mal d'actualité.» J'ai eu un petit regain... comme si j'avais le journal au téléphone... Voilà, on pense couvrir un petit peu le procès Saddam, faire un angle politique... Je ne sais pas ce que vous pensez...?
Là-dessus, j'ai entendu des rires. Ils m'ont dit : «Vous n'allez pas nous faire gober que vous êtes là pour ça.» J'ai dit : «Si, je viens aussi pour faire des articles.
– Comment ? On envoie une femme dans un pays comme l'Irak pour faire des articles sur la politique ?
– Oui.
– Sur le procès Saddam ?
– Oui. »
Ils n'y ont pas cru du tout. Ils m'ont dit : «Vous êtes une espionne. Vous avez rencontré des gens de l'ambassade.»
Ça se fait en général dès qu'on arrive dans un pays à risques, on va se présenter à l'ambassade. C'est surtout pour signaler sa présence en cas de pépin.
Ils m'ont dit : «Vous avez rencontré des gens de l'ambassade, vous avez rendez-vous avec eux.
– Les gens de «Libération»... on voit toujours des gens de l'ambassade...»
J'ai essayé de me défendre comme j'ai pu. Ils me disent : «On va réserver notre verdict, donc, retournez dans la cave.»
«Je comptais les jours, les minutes, les poutres, les pas…»
La vie a commencé dans cette cave telle qu'elle était et telle qu'elle va être pendant tout ce temps-là. La vie dans une cave, qu'est-ce que c'est ? C'est à la fois très long à vivre et très court à raconter. Ce que je faisais, c'était compter. Je comptais les jours, je comptais les minutes, je comptais les poutres au plafond, donc je comptais tout. Je comptais les pas aussi. Une vie dans une cave, c'est 24 pas par jour. 24 pas, c'est aller aux toilettes deux fois par jour et revenir. C'est 80 mots. C'est les mots qu'on peut prononcer avec les gardiens. Donc, on avait pas le droit évidemment de parler arabe. Moi je ne le parle pas. Mais c'était des mots utilitaires. Alors ils rentraient dans la pièce...: «Salam alekoum...» Je répondais : «Alekoum salam.» Il me donnait le thé, alors je disais : «Choukrane.» J'arrête la liste là.
La vie dans la cave, c'est aussi le lit. Un matelas épais que je n'avais pas le droit de quitter. On fait tout sur ce matelas. On vous sert la nourriture, vous y dormez, vous y attendez. Si on s'éloigne du matelas, si on bouge trop sur son matelas, ça provoque un frottement avec le survêtement «Titanic». Ca fait frrt, frrt, frrt. Je bougeais beaucoup, donc plusieurs fois j'ai été punie parce que bougeais trop sur le lit. C'est vous dire que c'était quand même assez encadré comme stage (rires).
Donc, cette vie-là, je ne sais pas trop quoi en dire d'autre parce que c'est vrai que c'est... Quand on est ici à Paris, on n'a jamais de temps pour rien faire et là, cet espèce de temps qui n'en finit pas, et dont on ne sait plus trop quoi faire... il est là tout le temps.
Il y avait peu d'air. Alors au début, j'essayais de protester un peu : «Y'a peu d'air, je respire mal...» Au bout d'un moment on s'y fait, on est dans une espèce de torpeur parce qu'il n'y a plus d'oxygène et finalement, d'une certaine façon, on est un peu dans les vapes tout le temps.
Là–dessus, au bout de deux jours, j'ai entendu qu'on amenait un homme dans la pièce. On l'a installé sur un matelas en face de moi. En face de moi, c'est-à-dire à 90 centimètres. Donc, on m'a dit : «Voilà, il y aura quelqu'un en face de toi, si tu lui parles, tu seras puni.» Donc, au début, je me suis dit : de toute façon, je ne suis pas là pour longtemps, c'est sûr que je vais être transférée ailleurs, le verdict me sera favorable, je vais être transférée dans un endroit beaucoup mieux et donc je vais me plier à toutes les règles en faisant bien attention de ne pas aggraver mon dossier, en me disant : c'est temporaire, je ne vais pas la ramener.
Au bout d'une dizaine de jours, c'était le 17 janvier..., encore une fois on compte... deux ou trois gardes sont rentrés très brutalement... Je dis deux-trois parce qu'on ne sait jamais combien... – on entend des voix... Ils m'ont dit : «Tu as parlé à cet homme.
– Non (Ça faisait 81 mots ce jour-là.) Non, non, je n'ai pas parlé.
– Si, si, tu as parlé à cet homme, on t'a entendu. Tu lui as demandé : où est Hussein ?
– Non, j'ai rien demandé.
– Si, si, si, tu lui as demandé : où est Hussein ?
– Non.»
Le type en face, je l'ai entendu nier. On ne parlait pas très très fort l'un comme l'autre. Ils nous ont fait sortir de la cave et ils nous ont battus. «Si, si, vous vous êtes parlés...»
On n'avait pas parlé, je vous le dis... j'espère que vous me croyez (rires). Je pense qu'ils n'ont jamais pensé une seconde qu'on avait parlé mais que c'était une façon de nous intimider et de nous en couper l'envie à tout jamais. Donc, on a continué. J'étais en face de cette personne. Je l'entendais bouger, je l'entendais respirer. Quand il pleurait trop fort, on descendait et on lui disait : «Tu sais, tu vas encore être puni, tu as pleuré trop fort, on a dit : pas de bruit.»
Ça s'est poursuivi comme ça. Autour du 20 janvier environ, on m'a appelée dehors. C'était toujours le même procédé. A cette époque-là c'était Leïla, ensuite on a changé d'appellation quand l'endroit s'est normalisé. Donc au début on m'appelait Leïla et au bout de deux mois environ, on m'a appelé «numéro 6». Le type en face c'était «numéro 5». C'était toujours la même façon de nous appeler dehors. On ne savait jamais de quoi il s'agissait, mais la façon de le dire, c'était toujours la même... C'était : «Leïla, toilettes». Donc, on se lève. En haut m'attendait «the Boss». On m'a fait asseoir, les yeux toujours bandés, et pieds et mains toujours attachés. On me fait asseoir face au mur. Il m'a dit : «Ça rime à rien avec votre ambassade, donc on va faire une vidéo. » Je voyais à la façon dont il me parlait, à sa façon de faire, qu'il n'avait pas encore très bien fixé ce qu'il voulait... il hésitait un peu...
En tant que journaliste..., on sait comment ça marche, on sait qu'il y a des vidéos, on les a tous vues, avant de s'y voir... en tout cas, en ce qui me concerne... Donc, on sait qu'il y a des vidéos, qu'il y a des banderoles derrière votre dos, qu'on va vous dire de dire : «Je m'appelle Florence Aubenas, je travaille pour Libération. » Donc, j'ai essayé d'y réfléchir, j'avais le temps. Je m'étais un peu fixé les règles: qu'est-ce que j'accepte, qu'est-ce que j'accepte pas. Là, je vous le dis de façon brutale, évidemment, c'était pas le cas là-bas. Je ne la ramenais pas. Je vais essayer de me dire : qu'est ce que je peux faire ? Je m'étais dit : moi, ce que je veux éviter à tout prix... mes deux peurs... C'était premièrement de faire des vidéos qui seraient diffusées sur Al-jezira (je le dis parce que c'est la voie normale... Et deuxième c'était le fameux ultimatum avec la kalachnikov sur la tempe et dire : «Dans trois jours...» Ça je ne pouvais pas... C'était les deux images dont je ne voulais pas.
Il attendait. Il dit : «Voilà, on va faire un ultimatum. Il faut dire : dans trois jours ou une semaine, on va m'exécuter.» Là, j'ai demandé – parce que ça m'intéressait aussi: «C'est vrai ?» Alors, le type m'a dit : «Je vous jure que non (rires), je vous jure sur le Coran, on ne va pas vous exécuter, c'est juste parce que faut le dire. » Alors là... effectivement, on se rassure de peu...
J'ai dit : «Bon bien alors je ne vais pas le faire, si c'est pas vrai.» Ça l'a fait rigoler. Donc, il m'a dit : «Ben, non. » J'ai dit : «Ben si c'est pas vrai, on ne va pas faire un ultimatum.»
Donc, on était tous les deux un peu à tâtons, on ne savait pas comment ça allait se finir. Finalement, il m'a dit : «Bon, ben, en tout cas, on va la mettre sur Al-jezira.
– Ben... non. Je n'aimerais pas, j'ai de la famille. Mon père est tombé malade. Ma mère est très malade aussi. Ma sœur, à l'agonie. Mon frère, pareil. Et tout le journal, la même chose en grève de la faim.» (rires) Il m'a dit : «Bon, on va faire une vidéo à destination de l'ambassade.»
C'était plus une façon d'acter la prise d'otages qu'autre chose. Là-dessus, je redescends dans la cave et la vie continue. Je ne vous refais pas le nombre de mots, le nombre de pas, il n' y a pas grand-chose à en dire. J'attendais. Je me disais : ce procès, où ça en est ? Nous les taulards, on est tous un peu pareils. Le verdict, toujours rien. Que fait mon avocat ? C'est vrai, j'en ai pas... (rires). Donc, ça s'est continué comme ça jusqu'au 6 février. Je me souviens de la date... Pourquoi ?... C'est mon anniversaire. Le 6 février : «Leïla, toilettes...»
"C'est une cave, 4 mètres de long, 2 de large"
«Spontanément, en arrivant dimanche, on a choisi de faire une conférence de presse avec tout le monde aujourd'hui pour ne pas qu'il y ait de course à l'exclusivité, qu'il n'y ait pas quelqu'un plutôt que l'autre qui soit privilégié. Même à Libération, on ne voulait pas s'approprier un récit qui appartient à nous tous parce que je crois qu'il y a eu, pendant que je n'étais pas là, un grand élan de solidarité, un travail mis en commun dans la presse. Je voulais que cet état d'esprit reste, et demeure aujourd'hui. Qu'il n'y ait pas une course à qui, à quoi, ce n'est pas le but, ce n'est pas le propos. C'est une histoire qui nous concerne tous, et pas simplement moi.
Par ailleurs, je me doute bien que vous avez tout un tas de questions diverses, mais j'ai été enfermée dans une cave pendant cinq mois. Donc, ce que je peux vous raconter, c'est cette cave. Ce qui s'est passé en dehors, je ne le sais pas. Je n'ai pas fait une enquête pendant cinq mois sur la résistance irakienne, sur les moudjahidin, sur les autres prises d'otages, ou sur les services secrets français. Je vais vous parler d'une cave, vous raconter cinq mois d'otage et pas autre chose, j'espère que vous comprendrez que quand il y a des lacunes dans mon récit, il ne s'agit pas de cacher quelque chose, d'essayer d'en gommer des aspects. Je vais vous donner un exemple : les gens qui m'arrêtent dans la rue, mes parents, ou d'autres personnes, me parlent de rançon : «Bien évidemment, il y a une rançon». Moi, on ne m'a jamais parlé d'argent. Mon témoignage aura cette limite-là, j'espère que vous la comprendrez. Je suis désolée, j'ai la voix cassée, parce que je n'ai pas parlé pendant cinq mois. Là je reprends mon rythme normal : je parle tout le temps. Les cordes vocales se remettent en service.
Le dernier reportage
Ça commence le 5 janvier. Avec Hussein, on avait décidé de faire un sujet sur Fallouja, cette ville détruite après un siège américain, en novembre. Tous les habitants ont fui, la ville était fermée à cette époque-là. Il était hors de question d'y aller parce que sur la bretelle d'autoroute on se fait enlever, et on avait décidé d'obéir aux consignes de sécurité. On avait donc appris l'existence d'un camp d'une cinquantaine de tentes à l'université d'Al-Jadrya, en plein centre de Bagdad, dans un lieu, nous semblait-il, sûr. Hussein - qui est notre accompagnateur irakien - Hussein travaille avec Libération depuis un an et demi - avait de très bons contacts auprès d'une ONG en Irak, et c'est par elle que nous sommes passés.
On a pris rendez-vous auprès de ce camp de réfugiés. On est arrivés le 5 au matin, à 10 heures. Des gardes à l'entrée de l'université - ils étaient cinq ou six -, nous ont demandé la carte grise du véhicule, qu'ils nous rendraient à la sortie. Là, évidemment, Hussein a râlé, il râle tout le temps, on a parlementé. Pendant ce temps, les gens avec qui on avait rendez-vous nous appelaient sur le portable en disant : «Alors qu'est-ce que vous faites, on vous attend !» On a laissé la carte grise, on est rentrés. On a fait nos interviews, on passait de tente en tente. On travaillait dans le cadre des élections qui ont eu lieu un peu plus tard, on demandait donc aux gens s'ils allaient voter, pas voter. On a travaillé jusque vers 16 heures, parce que de nouveau on s'est dit : il y a des consignes de sécurité, on ne veut pas se faire enlever, il faut rentrer avant la nuit. La nuit tombant vers 17 heures, on a arrêté les interviews vers 16 heures.
L'enlèvement
Il y a plusieurs sorties, mais il fallait sortir par la même sortie, puisqu'on avait laissé la carte grise. Et de nouveau Hussein s'est mis à râler : «Ce n'est pas bien, on tombe dans les embouteillages...» Pendant qu'il démarrait, je monte dans la voiture, j'appelle le journal, et c'est moi qui me suis mise à râler aussi. Il était 16 heures à Bagdad, c'est-à-dire 14 heures à Paris, et je n'arrivais à avoir personne : ils étaient tous à table ! Hussein râlait avec les gardes pour avoir la carte grise, moi je râlais avec le journal en disant : évidemment, ils ne sont pas là, je butais sur le standard. On a fini par sortir, la voiture roulait au pas, il rangeait la carte grise dans sa poche... quand une voiture nous a bloqués, quatre types avec des petites armes de poing sont sortis : ils nous ont dit : «Montez dans notre voiture.» Le téléphone sonnait toujours au standard, j'ai raccroché. Je me suis retournée, il y avait les gardes de l'université qui venaient de nous rendre la carte grise. Ils étaient là, à deux mètres. J'ai croisé leur regard, j'en ai regardé un, il était assis sur un fauteuil. Il ne s'est pas levé, il m'a fait une mimique des yeux.
On est partis dans la voiture et les types qui nous enlevaient ont usé dès le début d'un procédé qu'ils vont utiliser tout au long de cette prise d'otages. Plutôt que de nous dire : «On a des armes, si vous bougez, on vous met une balle dans la tête», ils ont choisi un argument psychologique : «Voilà, nous suspectons - vous allez voir la ficelle - nous suspectons Hussein de nous avoir volé de l'argent. On va vérifier si c'est bien lui, voir comment il peut nous rendre cet argent, si ce n'est pas lui, dans deux heures, vous êtes dehors, et vous aurez bu un Coca à la maison.» Moi, j'ai tout de suite compris qu'on était enlevés, et c'était une façon de nous dire, sans menace, en utilisant un argument psychologique, et non pas un argument de force, de ne pas bouger de la voiture. Les portières n'étaient même pas verrouillées. On avait, évidemment, un pistolet sur la tempe, c'est vous dire qu'ils étaient assez sûrs d'eux.
On est arrivés dans cette maison, la première maison, dans Bagdad. Là, il y avait sur un lit un jeune garçon, qui à mon avis n'avait pas 18 ans, qui nous a fait asseoir et a dit : «On vérifie.» Au bout d'une demi-heure, Hussein a râlé : «Alors, ce n'est pas fini, les vérifications ?» Le type a dit : «Si, c'est fini.» Hussein a demandé : «Quelle est notre situation ?» Le type lui a répondu : «Ben, tu as pas une idée ? Vous êtes kidnappés.»
Là-dessus, ils m'ont ligotée, ils m'ont emmenée ailleurs, ils se sont tournés vers moi, et m'ont montré Hussein, puis m'ont dit : «Dis-lui au revoir.» On a été séparés immédiatement. Presque tout de suite, j'ai été transférée dans une première maison pour la nuit, puis dans une seconde, le lendemain matin, assez rapidement. A partir de là, dans cette seconde maison, il y a eu une espèce de mise en condition. Ils m'ont enfermée dans une pièce et m'ont dit : «Tu enlèves tous tes vêtements et tu mets ça.» C'était un survêtement, sur le devant, c'est un signe moyen, il y avait écrit Titanic ! (rires). J'ai eu les mains attachées, un bandeau sur les yeux, ils m'ont fait descendre dans une cave, ils m'ont désigné un matelas qui était au sol, et ont dit : «C'est ta place.» Je me suis installée là, et le soupirail s'est refermé.
La psychologie
Deux jours plus tard, il est revenu, il m'a dit : «On va refaire une vidéo, avec votre ambassade toujours rien, je n'y arrive pas, je ne sais pas comment les faire bouger, donc on va faire quelque chose pour essayer de contourner l'ambassade et atteindre directement Chirac.» Je n'ai pas fait de commentaires. Il m'a dit : «Est-ce que vous avez son e-mail ?» (rires). Je n'avais pas mon carnet non plus (rires). Il m'a dit : «Bon, comment on va faire ? Est-ce qu'il y a un parti d'opposition en France ?» J'ai confirmé. «Est-ce qu'ils ont un site Internet ?» Sincèrement, je rigole aujourd'hui, c'est ma façon de faire, mais ça ne m'a pas fait rire beaucoup. Je me disais : j'en ai pour cinq ans. Si on en est à l'e-mail de Chirac et au site du Parti socialiste... Il m'a dit : «Bon, qu'est-ce qu'il fait, ce parti d'opposition ?» «Il se présente aux élections.» Il m'a dit : «Allez, on passe à autre chose, j'ai une idée.» «Ah bon ?» «On va contacter monsieur Julia.» Là, j'ai ri, je le confesse, j'ai dit «Ah non !»Il m'a dit : «On va faire une cassette et sur la vidéo vous allez appeler monsieur Julia au secours.» «C'est juste pas possible, je vais me ridiculiser, je vous le dis franchement. On va dire que je suis folle, et donc non.» Je me suis dit peut-être qu'il confond, j'ai dit : «Monsieur Julia, celui de l'autre enlèvement ? Celui qui a prolongé les négociations dans l'enlèvement précédent ?» Il me dit oui. Là, il a éclaté, il m'a dit : «Vous êtes un otage nul !» Ah bon ? «Vous ne comprenez rien à rien.» «Ah bon ?» «Justement, ce type a été humilié, il va vouloir se venger.» Je répète un dialogue, ce que m'a dit Hadji : «Il va vouloir se venger, donc il va être très actif pour essayer de vous libérer, ou en tout cas il va nous servir pour savoir ce que fait votre gouvernement et pourquoi ça ne marche pas.» Alors, j'ai dit : «Ecoutez, ce n'est pas possible, moi je ne peux pas faire ça, c'est ridicule, je ne le sens pas du tout.»
Maintenant, à la lecture de ce qui s'est passé, c'était des arguments. Mais à cette époque-là, moi accroupie par terre, je me disais «Non, ce n'est pas possible.» Il m'a dit : «Bon, d'accord, très bien, allez -y. Je m'appelle Florence Aubenas...» Là-dessus a repris ce rituel de la vidéo, le traducteur était assis, il écrivait le message qui a toujours été un peu le même, «Je m'appelle Florence Aubenas, je travaille au journal Libération, je suis malade, je vais mal, s'il vous plaît, aidez-moi...» Donc je lisais mot pour mot, j'apprenais par coeur. En tant qu'otage nul, j'avais toujours du mal, alors ils me faisaient reprendre vingt fois : «Vous le faites mal, pleurez mieux.» C'était des répétitions à n'en plus finir. Il finissait par s'énerver : «Avec vous, c'est impossible, je perds tous mes après-midi, ça met trop de temps.» Et là-dessus, re-cave.
L'appel à l'aide à Didier Julia
Le temps passe, l'assiette de riz, le matelas, le type en face de moi. A la fin du mois de février : «Numéro 6.» Je me lève, je remonte. Il était très fâché, il me dit : «Jusqu'à présent, j'ai écouté ce que vous m'avez dit, mais il n'y a toujours rien. Vous allez me faire ce message à monsieur Julia.» J'étais assise par terre, je sens qu'il s'approche de moi car j'entends le souffle du vent, il me dit : «Vous fermez les yeux mais vous retirez le bandeau.» Je le fais, je sens qu'il me regarde de très près. Vous savez, quand on est dans des situations d'enfermement, on apprend vite à ne pas bouger. J'ai vu que l'inspection lui convenait, c'est-à-dire que ça faisait deux mois que j'étais dans cette cave, deux mois où je n'osais pas compter les douches - ça aurait été vite fait, c'était une par mois -, donc moyennement en forme. Moi qui prenais un soin scrupuleux à boire du Coca light et de l'eau minérale, là il n'y en avait pas. On est souvent malade, on dort mal, on n'est pas au mieux. Mais je vois que l'état de fatigue et le reste lui conviennent. Il me dit : «Bon, ça va, on va faire cette vidéo, ce sera sur Al-Jezira, on va faire un ultimatum.» J'ai dit : «Non, pas d'ultimatum», puis «Bon, on le fait, on le fait.» Quelque chose me dit que vous avez eu vent de cette cassette... De nouveau, j'ai répété vingt fois.
La promesse de libération
Deux jours plus tard, «Numéro 6.» Là, le bonheur... Il est en haut, il m'appelle : «Vous voyez que j'avais raison ! C'est génial, vous êtes sur toutes les télés, on ne parle que de vous. C'est formidable, mon idée était la bonne.» Il me dit «d'ailleurs, on a préparé les récompenses....». A partir de là, j'ai eu le droit de ne plus avoir les mains et les pieds liés, je gardais le bandeau. «Je vous ai amené autre chose...» J'entends quelqu'un qui porte quelque chose lourdement, c'est le Coran en dix volumes. Je lui rappelle : «C'est une cave, c'est noir, le bandeau...» Il me dit : «Oh, ce n'est pas grave. Vous le ramènerez à Paris.» Il est très content, il me dit : «Ça a marché, vous sortez dans une semaine.» J'étais estomaquée. Au son de sa voix, à son comportement, je sentais que lui y croyait, il en était sûr, c'était bon, alors moi aussi. Je rentre dans la cave, j'étais euphorique. J'attends une semaine, je compte les jours, on arrive à sept, on arrive à huit, on arrive à neuf, dix, il n'est toujours pas là. Il arrive, il me dit «Ça a pris un peu de retard.» L'enthousiasme avait un peu fléchi. «Qu'est-ce qui se passe ?» Il me dit : «Mon portable marche mal.» Deux semaines plus tard, il me dit : «La semaine prochaine, vous sortez.» La semaine passe, d'autres jours encore, et à la fin du mois de mars, il me dit : «Il va falloir changer de tactique.» Je n'entendrai plus jamais le nom de Julia.
Les gardiens
Je suis redescendue dans la cave, et les choses se sont poursuivies telles que je vous l'ai raconté. J'attendais et les jours s'égrenaient en petites choses, en température qui monte de degré en degré parce que l'été arrive, il fait 50°, le type en face de moi a de plus en plus chaud et moi aussi, je comprends qu'il y a des négociations qui continuent.
Hadji me dit : «C'est long, mais vous sortez la semaine prochaine.» Il me pose quand même des questions : «Est-ce que les gardiens sont gentils avec vous ?» On est embêté, parce que lui va partir et vous, vous restez avec les gardiens. Il faut chercher le sens de la question, c'est «Sont-ils des bons musulmans ?» avec cette connotation : «Est-ce qu'ils vous manquent de respect en tant que femme ?» Je disais : «Oui, ce sont des bons musulmans.» Et, en ce sens-là, c'est vrai.
Les gardiens étaient toujours un peu les mêmes, on reconnaît les voix. Il y avait trois gardiens d'après ce que j'ai repéré, ils arrivaient le matin. Au début, ils ne savaient pas trop comment faire, ce n'était pas des professionnels. Petit à petit, j'ai vu des types qui étaient des gens normaux devenir gardiens d'otages. Devenir gardien d'otages, c'est apprendre à arriver derrière vous, pendant que vous buvez le thé le matin, pour voir si vous n'avez pas soulevé le bandeau. C'est se mettre à côté de vous - vous ne voyez rien, vous savez que c'est lui, vous savez qu'il vous tend un piège - il veut voir si vous ne parlez pas avec le type en face, il fait «Psssit....» La vie, c'était ça aussi, c'était les gardiens, comment on s'habituait les uns aux autres...
La découverte d'Hussein
Jusqu'au jour où, c'était il y a dix jours maintenant, «Numéro 6, toilettes.» Et là, pour la première fois, exactement en même temps : «Numéro 5, toilettes.» On est montés tous les deux, avec le type qui était en face avec qui je n'avais pas le droit de parler depuis si longtemps. En haut, ils nous ont enlevé les bandeaux, et c'était eux qui étaient masqués. Ils m'ont dit : «Regarde qui est à côté», et j'ai regardé : c'était Hussein. Pendant tout ce temps, il était à 90 centimètres et je ne le savais pas. Dans cette cave, il faisait noir tout le temps. A l'heure des repas, ils descendaient avec une lampe à pétrole, ce n'est pas ce qui permet le mieux de distinguer les choses. Hussein - vous avez vu sa photo - avait une énorme moustache et la tête rasée. Et là - je l'ai reconnu - il n'avait plus de moustache et il avait des cheveux. Ils nous ont fait faire une vidéo ensemble, la dernière, dans l'inévitable style : «Je m'appelle Florence Aubenas...» Le message était sobre, «I'm good», c'était ce qui était écrit sur le papier, donc j'ai compris que peut-être cette fois-là on allait sortir.
La sortie de la cave
Huit jours plus tard, on a tous les deux été appelés pour la dernière fois : «Toilettes.» Quand on est arrivés en haut des marches, ils nous ont dit : «Today, Paris.» On a su qu'on allait partir. On a quitté le jogging informe, ils nous ont donné de nouveaux vêtements, j'étais habillée comme les Irakiennes sont habillées dans la rue, un grand manteau foncé, des sandalettes et un foulard sur la tête. Hussein était en grande tenue blanche. On nous a tendu des chaises, au début je me suis assise à côté, mais c'était bien sur les chaises qu'il fallait qu'on s'assoit. Ils nous ont mis du thé, quand on a eu fini, ils nous ont dit : «Encore du thé ?», on était devenus les invités. Ils nous ont rendu nos affaires, mon sac à main, - c'est celui-ci. Dedans il y avait tout, alors ils ont fait comme à la consigne des prisons et des théâtres : «Regardez, il y a tout.» Ils ont compté les billets et les dollars. Je vais raconter un truc, j'espère que Hussein ne m'en voudra pas. Dans un sachet, il y avait ma montre et mes boucles d'oreilles, et dans un autre, la bague de Hussein et sa montre. Hussein me dit : «Florence, tu dois leur laisser un cadeau.» Il me dit : «C'est la tradition.» Je lui dis : «Je ne veux pas le savoir, moi c'est la première fois.» Deux gardiens étaient là. Hussein me dit qu'il avait laissé sa bague à l'un et sa montre à l'autre, que je peux faire le contraire. Je dis «Non.» Il insistait. Je me suis dit que peut-être que ça voulait dire autre chose, on ne sait jamais. Ils ont compté l'argent dans mon porte-monnaie, il y avait 180 dollars. Hussein a dit «Laisse-leur au moins l'argent.» J'ai dit : «Ça fait cher !» L'hôtellerie ne valait pas ça ! (rires) Il insistait tellement, j'ai fini par donner les billets. Le type les a pris. Ils se sont parlé, puis ils me les ont rendus. Je n'ai pas insisté.
La libération
Là-dessus ils nous ont expliqué le plan. Ça allait être simple. J'étais journaliste, ça tombe bien. Il était traducteur, ça tombe bien. A tous les barrages on allait présenter nos vrais papiers, nos vrais visas, on pensait que finalement le système de contrôle informatique n'était pas encore au point, et que tout le monde n'y verrait que du feu. C'est vrai, ici les prises d'otages de journalistes font du bruit, là-bas, ils ont beaucoup de soucis. Il y a des voitures piégées, des dizaines de morts par jour... J'ai trouvé ça malin, je le dis bêtement. Ils m'ont dit : «Vous n'aurez pas les yeux bandés.» Ils m'ont fait un nouveau thé, m'ont demandé : «Vous avez faim ?» J'ai dit oui, j'ai faim. Ce n'est pas difficile, tous les jours, ou j'avais faim, ou j'étais malade. Ils m'ont dit : «On vous a fait du poulet.» J'ai dit : «Non !» Ça faisait un moment qu'on n'avait pas mangé du poulet grillé - à peu près cinq mois. La voiture a fini par arriver. Ils m'ont dit : «On va vous bander les yeux.» «Et le plan ?» «Non, dans l'autre voiture seulement.» Ils nous ont bandé les yeux, j'étais tellement contente que je n'ai pas discuté. On est arrivés dans l'autre voiture. Un type m'a dit : «Si tu enlèves le bandeau, on te tire une balle dans la tête.» «Et le plan ?» Le plan avait changé. J'étais la femme du chauffeur, une dépressive, et quand on m'adressait la parole, il fallait que je pleure, ce qui m'évitait de répondre. «Mais si on me demande de descendre ?» «Ta gueule !»On a démarré, et quand on a rechangé de voiture, la voiture d'après, c'était l'ambassade de France.